Nous nous proposons dans cette étude d’analyser quelques aspects de la représentation du couple, et la manière dont celle-ci réfracte le système de valeurs et les institutions sociales.
1. PARADOXES ET DILEMME
Le Pekaan est l’épopée corporative des Subalbé [singulier Cubballo], pêcheurs du Fouta-Tôro (au nord du Sénégal). C’est un ensemble de chants épiques à la gloire des pêcheurs. Exécutés lors des grandes fêtes de la communauté comme la veille de la chasse aux crocodiles ou fiifiire qui donne lieu à de grandes parades et à des joutes oratoires, ils célèbrent la spécificité et l’unité du groupe social. Ils ont la particularité d’être chantés sans accompagnement musical. « Ségou Bali », qui est l’une des plus célèbres compositions du Pekaan, a été popularisé par Guélaye Ali Fall [2], talentueux interprète qui a fait de ce genre littéraire le patrimoine de tous les Foutaŋkooɓe [3].Notre étude s’appuiera sur la version transcrite et traduite par Amadou Abel Sy, et publiée dans son ouvrage Seul contre tous [4]. Celle-ci est bâtie autour d’un embarras qui met le héros face à un sort épineux. Le récit retrace le destin d’un homme dont les nombreuses qualités faisaient qu’il était « aimé des femmes, haï des hommes, mais respecté de tous » [5]. En effet, Ségou Bali est un héros problématique. Ses divers atouts ne servent qu’à rendre plus manifeste et incompréhensible le handicap qu’il traîne. Tous les compagnons d’âge de Samba se sont mariés.
Et leurs enfants étaient mûrs pour les travaux champêtres.
Mais Samba ne s’est pas encore marié (p.17),
avertit le narrateur après avoir esquissé un portrait énigmatique du personnage. Cette situation initiale annonce une histoire singulière. Le héros, dont la posture peut susciter aussi bien l’envie que le mépris, est devant un dilemme. En transgressant le tabou que constitue pour lui le mariage, selon sa mère, il s’expose à tous les dangers. En respectant l’interdit et en se résignant au célibat, il reste en marge de la société, demeurant un éternel enfant. Habité par « ce sentiment indomptable (…) qui l’amène davantage à redouter le mépris de ses égaux en caste (fasiraaɓe) qu’à craindre la mort » [6], Ségou Bali choisit de braver la mystérieuse loi pour pouvoir soutenir le regard jusqu’alors vexant de ses pairs. Cette décision l’entraîne dans un engrenage que figure la rapidité avec laquelle les faits s’enchaînent.
Quand Samba fait part à sa mère de sa ferme volonté de se marier, celle-ci lui conseille de se rendre chez son oncle. Ce dernier lui donne la main de sa fille Koumba. La facilité avec laquelle la demande du héros est satisfaite pouvait laisser entrevoir la complexité des relations qui allaient se tisser au sein du couple.
Ségou Bali apprend qu’il doit affronter le ngaari-ŋawle pour satisfaire l’orgueil de la nouvelle mariée. Par amour-propre, il ne peut se soustraire à cet exercice périlleux. Pour être digne de sa femme, il relève le défi en tuant le génie, mais perd la vie à l’issue du duel. Le déroulement des événements amène à s’interroger sur la place que tient l’amour dans cette épopée.
2. SENTIMENTS ET SOUS-ENTENDUS
Les relations entre Ségou Bali et Koumba ne sont évoquées que dans le cadre de l’espace conjugal et au travers d’échanges peu romantiques. Le récit ne donne pas une part importante au jeu de la séduction. Les deux personnages semblent servir essentiellement à incarner des normes et des idéaux. Ceci explique probablement l’absence de description physique.Koumba n’y est pas dépeinte comme une fée dont la taille, le teint, la finesse des traits ou la voix éblouissent les prétendants. Aucun qualificatif ne permet de déceler en elle l’archétype de la beauté féminine qui est la « référence permanente de l’onirisme érotique masculin » [7]. Il n’aura pas besoin de faire la cour, encore moins de se soumettre à une compétition. Le mariage est scellé sans péripéties. Le héros n’a pas à s’éprouver ou à démontrer sa valeur.
Les liens de parenté entre les deux jeunes gens et le prestige de Samba rendent l’union évidente. Celle-ci est au rang des mariages préférentiels dans une société endogamique.
Koumba n’a pas, dans ces conciliabules, voix au chapitre. Mais la confession qu’elle fera plus tard à son mari édifie sur la nature de ses sentiments :
Toute femme Cubballo aurait souhaité t’épouser
Mais tu es venu me prendre (23).
Cette révélation marque plus qu’une adhésion à la décision du père. Elle dit à quel point son cœur bat pour Ségou Bali. La confession montre surtout que la passion n’est pas absente de cet univers. Elle est cependant peu exprimée, car dominée par le souci de la femme d’arriver à ses fins, de rester à cheval sur le code social. Koumba tient en effet à se hisser au niveau de Ségou Bali. Elle s’apparente aux compagnes des héros peuls comme Ham-Bodédio et Samba Guéladio que l’épopée met « sur un plan d’égalité, et même de rivalité avec [leur] partenaire » [8].
Les premiers moments d’intimité du couple font apparaître un malentendu. L’ambiance de la chambre nuptiale est campée, mais n’aboutit pas - loin de là - aux ébats érotiques. Elle sert moins à suggérer les délices de la lune de miel qu’à introduire la crise qui naît du mariage :
Alors qu’ils étaient couchés au beau milieu de la nuit
Samba posa sa main sur Koumba
Mbure yo, Kumba la rejeta au loin.
Ségou Bali, Segou Bali !
Il prit ses pieds et les posa sur Koumba
Mbure yo, Kumba les rejeta au loin (23).
Aucune partie du corps de Koumba n’est nommée. Le mode de représentation de ces séquences doit beaucoup à la pudeur du narrateur. Il reflète aussi toute la fermeté de la femme. Le contact charnel est différé. Mburé pose des préalables à l’accomplissement du devoir conjugal. Cette requête reflète la volonté de Koumba de prouver qu’elle n’est pas une proie facile. Son conjoint doit payer le prix de l’union. Elle exige d’être honorée aux yeux des autres. Elle revendique autant de noblesse que son époux. Cette prétention est un défi à Ségou Bali.
La vie paisible et harmonieuse que laissait entrevoir le mariage n’est pas au rendez-vous. Le héros n’a pas encore vu la fin de ses épreuves. Il lui reste des gages à donner, des obstacles à franchir, comme s’il avait brûlé des étapes. On le somme de compenser tous les manques. Le sort du héros, l’atmosphère du récit et le ton du narrateur font de cette trame une manière saisissante d’exalter des valeurs, de consolider des institutions.
3. EPREUVE ET VALEURS
Ségou Bali ne se voit pas imposer un chemin de croix pour accéder à Koumba. Il n’a pas à se mesurer à quelqu’un. Il n’y a pas l’ombre d’un rival sur sa voie. Son mariage avec sa cousine est scellé sur-le-champ. Dès qu’ils se mettent en ménage, cependant, la crise est ouverte. Le mariage est-il même consommé ? Le héros est immédiatement mis devant une redoutable épreuve, comme si, pour que soit validée l’union, il doit confirmer son statut. Comme l’épouse de Silamaka, qui émet après la semaine nuptiale le souhait d’aller se baigner à la mare de Garba Mama gardée par quarante gaillards, Mburé assume cette « fonction de provocation à la vaillance » [9].Koumba veut au lendemain de son mariage un repas de noces, une fête à la dimension du héros : « J’exige de toi une soupe jamais faite pour une femme de pêcheur » (23), lance-t-elle à son mari. Elle réclame, pour que ce plat soit mémorable, la garniture la plus somptuaire. Elle lui dit : je veux seulement
Ngaari ŋawle ŋayango
Ŋaw Dene Buudi, carrefour des caïmans
Or, celui-là qui le tue meurt ;
Je veux que tu lui livres bataille (25).
Intransigeante, elle quitte le domicile conjugal après les hésitations de son mari. Ce geste expose Ségou Bali qui craint d’être la risée du village. Samba risque de tomber de son piédestal. La rumeur enfle et le héros est dans l’obligation de sauver sa réputation, de reconquérir son prestige. Décidé à aller au-devant de la mort pour sauvegarder son honneur, il prend à témoin toute la société. Ce face-à-face dévoile l’acuité du conflit entre l’individu singulier et la collectivité soudée. Aussi Ségou Bali convie-t-il, pour le dénouement, tout le monde à un spectacle inédit. Il pointe ainsi du doigt ceux qui ont œuvré à sa perte en inspirant les caprices de Koumba à travers cette interpellation : « Nous jurons que tu feras une soupe jamais connue jusqu’à nos jours ». Ségou Bali prend date avec elles :
Samba du centre du village,
Appela les filles du fleuve,
Les compagnes de Koumba arrivèrent.
Il leur dit : je vais vous offrir votre soupe
Faite de Ngaari ŋawle ŋayango.
Demain, au lever du jour,
Retrouvez-vous là-bas, sur ces dunes blanches,
Portez des bracelets blancs,
Mettez des pagnes blancs,
Pendant que vous laverez votre linge, je combattrai Ngaari ŋawle (33).
La délicate prestation se solde par la disparition du héros : Ségou Bali arrive à bout du crocodile mais il meurt quand la queue de sa victime entre chez sa mère.
Cet épilogue tragique fait de Koumba une figure ambivalente. Elle peut d’une part être pointée du doigt comme la femme fatale classique qui est souvent la cause des malheurs du héros dans les récits peuls. En envoyant sans états d’âme son mari à la mort, elle revêt une face démoniaque ; comme Muso Koroni qui représente « l’imagination excessive » [10] dans le mythe cosmogonique bambara.
Koumba symbolise d’autre part l’idéal féminin de la société ; car pour elle, « l’amour ne peut exister qu’entre gens de même caste et partant de même éthique sociale. Aussi considère-t-elle que son amour pour Ségou Bali ne saurait être possible que dès l’instant où celui-ci incarne cette éthique dans l’acte du combat » [11].
Cette épreuve met en évidence les contradictions de la vie. En effet, « si l’amour se nourrit de l’honneur, en cas de conflit, c’est l’honneur qui l’emporte, renforçant l’amour tout en empêchant sa concrétisation » [12].
CONCLUSION
La complexité de l’équation explique la posture du chanteur du Pekaan qui plaint le héros tout en célébrant le groupe. Celui-ci prend le dessus sur son membre qui s’efface pour que la communauté garde sa cohésion, son harmonie. La société peut donc à la fois s’enorgueillir de produire un homme d’exception et de sanctionner sans faiblesse l’écart. « Balla Diérel » [13], un autre récit, qui est d’une tonalité différente, affirme pareillement la prééminence du souci d’assurer la stabilité du groupe. Balla, l’étranger, qui séduit la fille de Jaaltaaɓe, le maître des pêcheurs, au grand dam des autres soupirants, pourtant du même statut social que la belle Fatimata, est châtié, humilié et renvoyé chez lui avec la complicité des forces du fleuve. Son honneur perdu, il devenait indigne d’amour et se voyait contraint de renoncer à ses rêves.Quand la passion ou l’obsession s’opposent à l’ordre établi, leurs porteurs sont chassés de la cité ou tout simplement éliminés de la scène. Les sentiments et les ambitions n’ont de chance d’y prospérer qu’en restant conformes aux intérêts du groupe.
Ibrahima WANE
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