dimanche 24 novembre 2013

Acte III de la Décentralisation : Jeux et enjeux d’une réforme

La mise en place d’une réforme, si fondée et aussi généreuse soit-elle,  doit se doter d’une amplitude temporelle suffisante et de balises méthodologiques solides pour échapper à la double tyrannie des conservatismes sociaux et de la complexité du système politico-administratif. Elle ne saurait, donc, s’inscrire dans le «temps court» des agendas politiques et des échéan­ces électorales. Toute réforme, pour être viable, surtout lorsqu’elle porte sur des enjeux territoriaux aussi complexes et à forte connotation socio-politique et identitaire, doit se donner le temps de la maturation et de sa mise en agenda. Or, dans le cadre de la refondation majeure de l’action territoriale de l’Etat, à travers le projet de réforme dénommé «Acte III de la décentralisation», le cours des événements et l’infléchissement, a poste­riori, du processus vers «plus de réalisme» semblent accréditer l’idée que le projet a été engagé tambours battant sans des garanties d’ordre conceptuel et méthodologique suffisantes.
Cette faiblesse de départ dans la conduite du processus n’a pas permis au Comité de pilotage de prendre toute la mesure de la complexité des enjeux territoriaux : cognitifs, politiques, socio-économiques, culturels et administratifs. L’expertise des membres du comité de pilotage, dont le président est un universitaire chevronné jouissant d’une grande notoriété intellectuelle, n’est pas en cause dans ce qu’on pourrait appeler un véritable «déni de procédures» ou de processus. Le présupposé politique de la réforme et les postulats de développement équilibré qui la fondent sont, également, tout à fait justifiés au regard de l’hyper-fragmentation territoriale qui a opacifié les finalités de l’action territoriale de l’Etat et brouillé l’intelligibilité de la décentralisation.
Il s’agit, au-delà des considérations de nature politicienne et de courte échelle, d’une réforme majeure, voire d’une véritable révolution territoriale dont les enjeux explicites trouvent leur sens dans la volonté d’infléchir les politiques publiques vers une logique territoriale qui présente plus de cohérence d’ensemble et offre plus d’opportunités de développement. Or, la suspension brutale du processus, ou son arrêt définitif, risque de compromettre les exigences d’un changement en profondeur de notre système de décentralisation et le mode de gouvernance qui lui est associé. Le risque que le jeu l’emporte sur les enjeux de la reforme est donc potentiellement envisageable et particulièrement inquiétant.
Si cette réforme aboutissait, elle conduirait à une refonte systématique de la décentralisation dans ses enjeux et ses modalités et à une rupture en profondeur du système actuel de quadrillage territorial de l’Etat bâti sur des incongruités administratives et des dispositifs territoriaux superfétatoires. In fine, ce sont nos rapports au territoire et nos formes de représentation de l’espace territorial qui vont connaître des mutations profondes à la faveur de nouvelles formes de solidarités territoriales qui vont transcender les clivages traditionnels, les logiques administratives et le jeu partisan. Au-delà de sa dimension juridico-politique, le projet de réforme de la décentralisation est porteur de ruptures épistémologiques majeures auxquelles les acteurs en présence ne sont pas encore préparés. Il s’agit d’un changement paradigmatique dans le processus de reconstruction de la logique d’acteurs dans le processus de structuration de l’espace. Il fallait donc prendre toute la mesure de ces enjeux en élargissant la perspective juridique à des paramètres qui ressortissent de la culture des acteurs et des formes de représentation du territoire.
En somme, les préconstruits politiques de la réforme et les préconisations de développement qui la sous-tendent sont tout à fait justifiés. Ils balisent un nouvel horizon aux exigences de recomposition de l’action publique territoriale. Ils sont porteurs de défis et d’enjeux majeurs liés à des logiques de modernisation de l’appareil public et de ré-articulation territoriale des politiques de développement autour de dispositifs auto-organisés et territorialisés d’acteurs et dans lesquels les dimensions économique, socioculturelle et institutionnelle sont étroitement liées et «font système». Mais la conduite du processus a butté sur des résistances fortes dont l’ampleur a surpris les membres du comité de pilotage de la réforme et beaucoup d’acteurs politiques, y compris les initiateurs du projet. Au-delà de leur caractère spontané et de leur surgissement, in medias res, ces résistances mettent en cause les limites de l’approche juridique, la force des conservatismes et le déficit de communication qui a contribué à amplifier les incertitudes. Il est donc tout à fait légitime de s’interroger sur les limites d’une approche fondée sur une hypertrophie du juridisme bâti, par essence, sur des critères normatifs, même si la notion de territoire a longtemps revêtu un sens politico-juridique. A l’arrivée, on n’a saisi qu’une dimension de la réforme, celle qui, en apparence, s’avère la plus facile d’application, parce que bâtie sur des présupposés techniques qui occultent la capacité de résilience des hommes et la complexité des enjeux.
La compétence des membres du comité de pilotage n’est pas, une fois de plus, en cause. C’est plutôt la mise en agenda du processus enfermée, dès le départ, dans la courte échelle des échéances électorales de mars 2014, qui a mis le comité de pilotage dans une sorte de course contre la montre l’obligeant à engager le processus au pas de charge. Le temps d’une réforme aussi majeure et complexe ne devrait jamais être enfermé dans le jeu politique marqué,  traditionnellement, par une hyper-sensibilité des enjeux de pouvoir et réglé à l’horloge du calendrier électoral. Ainsi au Sénégal, les réformes se suivent et se ressemblent sans que les changements majeurs qui en sont la finalité ultime ne se produisent. En fait, dans notre pays, la dynamique des changements a été très souvent piégée par le jeu des arrangements institutionnels et nourrie par tout un arrière-plan politique et des présupposés juridiques fallacieux qui ont, très souvent, biaisé et subverti les vrais enjeux. Il serait un leurre de croire que le formalisme juridique et les réformes purement textuelles pourraient induire les changements escomptés sans être intégrés dans une perspective globale de transformations sociales et de «formatage» des mentalités et des comportements.
La ruse de l’homo senegalensis et sa remarquable capacité d’adaptation superficielle et perverse à toutes les situations, selon une dialectique complexe du jeu et de l’enjeu, ont toujours eu raison de la volonté de changement des gouvernants. La décentralisation a ainsi été un principe de gouvernance majeure en postulant une structuration plus polyarchique fondée sur une présence plus prononcée des citoyens dans la gestion des affaires de l’Etat. Mais, à l’arrivée, le processus a été vidé de sa substance et dévoyé de ses finalités par la fourberie et le jeu pervers des acteurs politiques. La logique politicienne, bâtie sur le principe de la redevabilité au parti et l’égoïsme des acteurs, ont eu raison de la décentralisation qui s’est développée à l’envers de ses finalités intrinsèques en favorisant la bureaucratisation des conseils régionaux et communaux. Elle n’a pas permis de rendre intelligibles les réalités du développement territorial.  Elle a entraîné, dans une sorte de marche à rebours et de spirale de l’échec, une centralisation du local exacerbée par le cloisonnement institutionnel des collectivités territoriales. Globalement, la décentralisation a développé des processus de gouvernance déficients qui ont érodé substantiellement le capital de crédibilité des élus vis-à-vis des citoyens. Par conséquent, il faut opérer une véritable déconstruction du jeu partisan pour refonder la décentralisation sur des bases éthiques en repositionnant l’Acte III de la décentralisation sur son véritable enjeu : créer les conditions d’émergence de modèles territoriaux alternatifs aux régulations sectorielles et aux mesures génériques d’essence macro-économique caractéristiques de l’action publique. La bataille engagée par une frange de la société civile pour la reconnaissance des candidatures indépendantes aux prochaines élections locales n’est pas dénuée de sens au regard du développement hyper-dévorant du champ politique. En outre, une réforme territoriale de cette envergure ne saurait faire l’économie d’une réflexion en profondeur sur le statut, le profil et le mode de désignation de l’élu.
L’interrogation sur la viabilité méthodologique de la réforme est d’autant plus fondée que, dans le cadre de l’Acte III de la décentralisation, la logique juridique de recherche d’une nouvelle cohérence territoriale, bâtie autour d’une architecture renouvelée des collectivités locales, s’est heurtée à l’incompréhension des acteurs. Certes, le comité de pilotage a privilégié l’approche participative en décentralisant le processus et en impliquant les acteurs à travers des cadres régionaux de partage. Mais, à l’arrivée, l’étendue et la profondeur des résistances au projet sont telles que la realpolitik a eu raison de la volonté de changement et invite les acteurs à la prudence. Pour contenir les effets de ce qu’on pourrait appeler une contre-performance, le président du comité de pilotage, pour qui j’ai le plus grand respect, est obligé, je le comprends, de recourir à un tour de passe-passe rhétorique du genre, «on a pris les éléments qui ont fait l’objet de consensus, à savoir la transformation des communautés rurales en communes et l’érection du département en entité territoriale et on a maintenu le statu quo sur les aspects qui posent problème». Or, maintenue en l’état, la réforme risque d’amplifier les incohérences territoriales qu’elle prétendait corriger. Il suffit de prendre le cas des communautés rurales qui seront transformées en communes dans le cadre de la communalisation universelle. La décision prise de maintenir le principe de l’intangibilité des limites territoriales actuelles est une aberration juridique et une incongruité administrative. Prenons, au hasard, l’exemple de la communauté rurale de NDindori située dans le département de Kanel et dans la région de Matam. Selon quel artifice juridico-politique cette communauté rurale devenue commune devrait-elle se prévaloir d’un périmètre communal dont les limites feraient plus de dix fois celles des communes de Sinthiou Bamambé et de Amady Ounary qui lui sont proches, avec à la prime une emprise sur l’essentiel du patrimoine foncier productif. La mise en application de la communalisation universelle doit  logiquement se traduire par une redéfinition des limites territoriales des anciennes communautés rurales devenues communes et une redistribution des périmètres communaux sur une base juste et équitable. Sinon, la réforme portera les germes de nouvelles frustrations qui seront entretenues et amplifiées par l’incertitude des délimitations. Le processus de communalisation universelle ne peut pas faire l’économie d’une équité horizontale dans la délimitation des périmètres territoriaux, au risque de créer de nouvelles frustrations. En outre, le comité de pilotage a buté sur des incompréhensions fondamentales et imprévisibles sur les enjeux et la portée réelle de la réforme, pour n’avoir pas sous-tendu le processus par une stratégie de communication dans un pays où, malgré les pétitions d’intention, les conservatismes et les tendances au repli-identitaire restent encore tenaces et inéluctables. On peut, certes, s’interroger sur la viabilité de tel ou tel Pôle Territoire et la pertinence des regroupements de régions qui seront opérés. Mais l’on ne peut remettre en cause la pertinence du processus de reconfiguration territoriale des entités territoriales actuelles, autour d’espaces économiquement viables, véritables leviers de portage local des politiques publiques pensées au niveau central.
Toutefois, les critères de choix des Pôles Territoires doivent intégrer les changements intervenus dans la dynamique économique des régions actuelles et prendre en compte la logique des identités territoriales. L’idée de reconduire, de manière mécanique, les anciennes régions héritées de la période post-indépendance ne me paraît pas pertinente, même si le principe de réorganisation de l’espace autour de pôles de développement est tout à fait justifié en termes de rationalité territoriale et de viabilité de l’offre publique. A titre d’exemple, la construction de la route Linguère-Matam qui sera bientôt achevée va se traduire par une plus grande proximité de cette région de celles du centre (Kaffrine, Kaolack, Diourbel), un éloignement plus prononcé de Saint-Louis et un redéploiement de l’activité économique dans l’axe Matam-Linguère-Touba-Kaolack avec un repositionnement économique de la zone du Ferlo. L’idée de rattacher cette région au Pôle Territoire du fleuve se situe à l’envers de la nouvelle réalité économique qui va davantage se structurer autour de l’émergence d’un nouveau pôle de développement. La formulation d’une cohérence territoriale pour une plus grande lisibilité des échelles de gouvernance devra être envisagée de manière dynamique avec beaucoup d’audace et un grand sens de l’innovation. Dans tous les cas, la prise en compte de ces nouvelles polarisations économiques dans le réagencement de l’architecture territoriale demeure inéluctable. En outre, la notion de territoire doit être envisagée dans sa forme évolutive puisqu’elle a revêtu des significations sociales et politiques différentes selon les époques. La territorialité renvoie à une réalité biophysique bien tangible, mais également à une construction sociale. Un territoire n’existe que s’il est reconnu par ceux qui y vivent et par ceux qui n’en font pas partie. Sa pérennité est fonction des dynamiques porteuses de son affirmation. La référence au lieu acquiert ainsi une profondeur de sens, car la seule expression : «Je suis de tel lieu», suffit à définir l’individu, ses idéaux et ses attentes. Le lieu par sa dénomination est le vecteur, la dynamique de communication que l’on peut positionner sur une carte, que l’on peut définir et que l’on peut comparer. Le territoire induit par les politiques publiques est alors référencé dans les imaginaires. Cette référence devient, dans son détail, une mosaïque complexe propre à l’affirmation de l’identité par les dynamiques qui l’animent. Il faut donc réinvestir toute la complexité et le potentiel de renouvellement de la notion en évitant de la figer dans des lignes de forces étanches ou de la sédimenter en convoquant un passé tout à fait révolu, chloroformé et porteur de rémanences de pratiques anciennes d’organisation de l’espace.
La dénomination Pôle Territoire ressortit davantage à un concept opératoire qui transcende la logique administrative. Or, le comité de pilotage n’a pas suffisamment communiqué autour de ce concept dont l’adoption induirait des changements profonds dans la tradition de l’administration et dans la configuration des identités territoriales. Cette dénomination n’existe pas dans la nomenclature administrative universelle et ne saurait renvoyer à une réalité constitutive de l’horizon habituel des représentations collectives du territoire. Or, faire du Pôle une circonscription administrative aboutirait à un jeu complexe de changement-reconduction des anciennes capitales régionales : Saint-louis, Cap Vert, Sine Saloum, Casamance, fleuve, etc. Le caractère dynamique de la notion de territorialisation pourrait ainsi entrer en conflit avec le concept de territoire qui réfère à la fonction régalienne de l’Etat. Ce scénario constituerait, de fait, une situation paradoxale, puisque la réforme va fonctionner à l’envers de ses finalités et de ses enjeux, en visant le contraire de ce qu’elle recherchait, c’est-à-dire, une recentralisation du pouvoir local dans une entité régionale urbaine très souvent déconnectée de la réalité territoriale et qui n’existe que par les artifices de l’appareil administratif. A moins que de nouveaux critères soient définis pour identifier le chef lieu administratif du Pôle Territoire. Dans ce cas, Podor pourrait bien se prévaloir du statut de chef lieu de la nouvelle entité territoriale du fleuve rien que par la centralité de son positionnement géographique, à équidistance entre Saint-Louis et Matam, sans compter qu’un tel choix, apparemment saugrenu, permettrait de corriger les disparités régionales par un redéploiement des investissements productifs vers les zones de l’intérieur.
Il nous semble que ces anciennes régions naturelles du Sénégal ne sont plus porteuses de potentiel d’identification et restent décalées par rapport aux nouvelles configurations territoriales. Les ressusciter, c’est ouvrir la boîte de pandore et réveiller de vieilles rancœurs enfouies dans une sorte de subconscient «territorialisé». Un territoire n’est pas un simple jeu d’agglomération d’entités selon une logique de proximité géographique et administrative assortie de paramètres exclusivement économiques. Il est également le lieu où s’expriment des identités fortes, entretenues par le sentiment d’appartenance ancienne à une même aire géographique, un même espace culturel et une même entité linguistique. Dans cette perspective, l’ancienne province du Fouta, qui va de Podor à Bakel, présente toutes les caractéristiques de Pôle Territoire par son homogénéité historique, géographique, linguistique, culturelle et économique, qui ne se retrouve nulle part ailleurs. Ce territoire ne se résume pas à la seule entité géographique ou historique repérable sur la carte : il charrie des signes, des symboles, des images fortes, inscrites dans le temps. Nous reconnaissons, toutefois, que l’homogénéité sociale et le développement territorial interagissent de manière complexe. En définitive, il s’agira d’opérer des choix judicieux libérés de la pesanteur des conservatismes régionaux en identifiant dans le Pôle Territoire l’entité qui est dotée d’un meilleur potentiel de polarisation et d’attractivité en jouant sur plusieurs paramètres.
L’érection du département en entité territoriale constitue une innovation majeure de la réforme. Elle restitue à la dynamique du territoire un chaînon manquant entre l’entité communale et la région et constituerait, sous ce rapport, un marqueur du processus d’institutionnalisation et d’animation de l’intercommunalité. Il faudra donc bien réfléchir sur le statut de cette nouvelle entité territoriale et sur sa composition pour ne pas tomber dans les travers d’un simple jeu d’extension territoriale sans valeur ajoutée autre que celle des dividendes ou prébendes dont bénéficieraient les membres des nouveaux organes mis en place. La suppression des arrondissements devra logiquement être envisagée de manière plus ferme, pour éviter de créer des lourdeurs administratives et rendre complexe la gouvernance territoriale. Le départe­-
ment, en tant qu’entité territoriale délestée des arrondissements, serait constitué par un ensemble de communes, et l’Assemblée départementale sera l’émanation des conseils communaux avec des membres élus au suffrage indirect. C’est dans ce sens seulement que le département pourrait être l’échelle de stimulation et d’animation des nouvelles solidarités territoriales et marquer le sacre de l’échelon intercom­mu­nal, qui a été le point aveugle de notre tradition de décentralisation.
Le Président Abdoulaye Wade avait agité et mis en débat le projet de provincialisation puis l’a abandonné, sans aucune justification plausible. Le Président Macky Sall vient de lancer son Acte III de la décentralisation. Il faut prier pour que cette réforme majeure dont le processus est suspendu et les échéances de réalisation renvoyées, sine die, ne soit mise à l’arrêt et écrasée dans l’œuf, avant d’être enterrée sous l’autel des conservatismes, des ambitions égoïstes et des intérêts de castes. En somme, implorons Dieu pour qu’il inspire nos hommes politiques et leur donne le coup de génie extraordinaire qui fera en sorte que le jeu de la réforme ne l’emporte sur les enjeux.

Ousmane Adama DIA
Professeur à l’Université de Dakar
1erAdjoint au Maire de la
 Commune de Sinthiou Bamambé.

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