Bouleversements des hiérarchies politiques et statutaires1 (Partie 1).
Adrar-Info - Cette étude s’intéressera à l’impact de la création
d’une frontière coloniale dans la basse vallée du Fleuve Sénégal durant
la deuxième moitié du XIXe siècle. En 1855, le gouvernement français de
Saint-Louis déclara que le Fleuve serait la frontière entre le nouveau
Protectorat du Waalo et du Dimar [Sénégal], le long de la rivière Sud et
la région des bords du désert saharien du Trârza au Nord [Mauritanie].
En procédant ainsi fut créée une frontière qui n’avait jamais
existé auparavant. Durant les vingt années suivantes, les Gouverneurs et
les Commandants s’attachèrent à rendre effective cette séparation.
Leurs efforts ne furent pas couronnés de succès. Des périodes de
mise en œuvre radicale alternaient avec des périodes de négligence ou de
faiblesse. Néanmoins, la mise en application de cette frontière par les
Français fut traumatisante pour les populations locales
Elle compromit les liens entre les communautés des deux rives, et
bouleversa l’économie politique de la vallée. Par ailleurs, la mise en
œuvre de cette frontière eut des répercussions que Saint-Louis ne put
anticiper ni même contrôler.
Elle compliqua la tâche du gouvernement français au Waalo, et
imposa un système de taxes et des séparations administratives. Alors
qu’elle était conçue pour augmenter la sécurité dans les territoires
contrôlés par les Français, elle eut souvent l’effet opposé en brisant
les relations entre les deux rives qui avaient permis de limiter les
razzias dans le passé.
Cette frontière bouleversa également l’ordre politique établi de
chaque côté du Fleuve Sénégal. Sur le long terme, elle eut un effet
néfaste sur le système politique du Trârza et alimenta un cycle de
guerres intestines qui était jusqu’à présent sous-jacent.
L’émergence d’une frontière coloniale au Fleuve Sénégal
Tout au long de son histoire, le Bas Sénégal avait permis
l’établissement de contacts étroits entre les communautés agraires et
pastorales. L’ensemble de la vallée se situait dans une zone habitée par
des pasteurs sahariens.
De la gibla [Sud-ouest mauritanien] au Nord, jusqu’au Ferlo
[sénégalais] au Sud, les bergers pratiquaient une forme de pastoralisme
mixte qui prenait avantage des évolutions des précipitations et des
possibilités de pâturages le long d’un axe Nord-Sud. Le Fleuve était un
pôle qui attirait un mouvement pastoral de Nord au Sud durant la saison
sèche (de Janvier à Juin environ), puis, au début des pluies, ils se
retiraient vers les hautes terres.
Ce modèle de nomadisation encourageait un contact étroit entre les
pasteurs et les fermiers qui cultivaient les plaines alluviales du
Fleuve. Les alliances matrimoniales et sociales entre ces deux
populations sous-tendaient l’ordre politique qui s’était développé dans
la Basse vallée durant les XVIIIe et les XIXe siècles.
Ces alliances liaient ensemble des villages wolof ou fufulde [ou
pulaar] avec leurs voisins nomades dont beaucoup parlaient hassâniyya
(l’arabe ouest saharien) ou znâga (langue berbère ouest saharienne),
mais aussi le wolof et le fufulde [ou pulaar]. En retour, ces alliances
reliaient des communautés de la vallée à des coalitions plus larges de
guerriers nomades qui vivaient plus au Nord dans le désert.
A la tête de ces coalitions, l trouvait une élite puissante, les
hassân, de parler arabe. Leurs chefs se disputaient le titre d’amîr.
L’amîr du Trârza à l’Ouest, avec celui du Brâkna à l’Est, exerçait une
influence considérable sur la vallée [sur le titre d'amîr voir Taylor,
supra].
Durant la deuxième moitié du XIXe siècle, le lucratif commerce de
la gomme arabique conduisit à une présence plus forte des Français dans
la basse vallée du Sénégal. En 1855, Saint-Louis déclencha une
ambitieuse action.
Cette frontière posait des choix difficiles des deux côtés du
Fleuve. Parmi les groupes nomades guerriers, qui dominaient le Trârza,
les opinions étaient divisées entre accepter la frontière ou s’y
opposer, entre coopérer avec les Français ou les combattre [voir
El-Bara, supra]. Leur dilemme se compliquait par les difficultés des
Français pour mettre en application la nouvelle frontière. D’un côté, en
effet, les Français étaient plus stricts dans la mise en œuvre de cette
frontière avec les groupes armés des guerriers plutôt qu’avec les
pasteurs et les fermiers.
Ces derniers payaient des tributs à des nombreux guerriers Trârza.
Le nouveau territoire contrôlé par les Français créait donc des espaces
de refuge où les tributaires pouvaient venir, mais non pas ceux qui
collectaient les tributs. Il offrait également un bouclier pour
dissidents, pour rebelles et pour mécontents.
D’un autre côté, pour les fermiers et les pasteurs de la vallée,
le Fleuve n’avait jamais été ni une frontière ni un obstacle à leurs
déplacements [sur l'usage nomade de l'espace voir Acloque, infra]. Les
bergers avaient toujours fait traverser leurs troupeaux, et les fermiers
cultivaient fréquemment leurs champs sur les deux rives.
La mise en œuvre de la frontière menaçait à la fois les conditions
de vie et les liens sociaux entre les communautés du Nord et du Sud du
Fleuve. Beaucoup d’entre eux allèrent trouver les nouvelles autorités
françaises pour tenter de préserver leur liberté de mouvement.
Le régime colonial, en retour, se demandait comment, quand et où
renforcer cette frontière. La mise en œuvre rigide de cette dernière,
durant les premières années de 1860, fit bien tôt place à une politique
plus pragmatique. L’obsession sur la sécurité fut alors contrebalancée
par la reconnaissance de la pauvreté potentielle infligée à la société
de la vallée.
L’attention suscitée par la frontière au sein du système politique
du Trârza constitua bien tôt une préoccupation pour les Français. Ils
s’alarmèrent d’une crise politique qu’ils avaient largement déclenchée,
une crise qui affaiblissait les groupes potentiellement amicaux du
Trârza, tout en renforçant les partisans de la ligne dure,
anticoloniale, dans cette région.
A suivre… /
mariella villasante
Raymond M. Taylor Saint Xavier University, Chicago Traduit de l’Anglais (Etats-Unis d’Amérique) par Christophe de Beauvais
Publié dans : Colonisations et héritages actuels au Sahara et au
Sahel, sous la direction de Mariella Villasante Cervello, Paris,
L’Harmattan : 439-456.
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1 Ce texte a fait l’objet d’une communication lors de la 44e
Réunion annuelle de African Studies Association (ASA), tenue à Houston,
le 18 Novembre 2001, dans le panel « French Imperialism in Senegal and
Mauritania reconsidered : Frontiers, Classifications and Social Change »
co-organisé par Raymond Taylor et Mariella Villasante, avec la
participation de Ann McDougall [NDE]
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